Nous conduisons en silence, les uns derrière les autres, sans impatience à chaque nouvel arrêt.
Le narrateur vient de rentrer en possession d’un nouveau véhicule. Alors qu’il se laisse aller chaque jour un peu plus au plaisir de la conduire et que la voiture se marque peu à peu des dégâts que sa conduite occasionne, alors aussi qu’il développe, avec sa compagne, le projet de cultiver des framboisiers, il découvre un vieux fusil dans son garage.
Je roule à la vitesse d’un homme qui marche. Assis, les jambes à peine repliées. Le dos droit, maintenu par le siège. Les bras tendus pour choisir sa direction. Un homme qui marche vite, et arrondi ses trajectoires. Sans pousser sur les mollets. Ni lever les genoux pour avancer.
« Descendre de la voiture » est à lire à la lumière darwinienne. Car, l’homme, à côtoyer la technologie qu’il a créé, à s’en laisser guider, y a arraché des pans qui le constituent à son tour. Et l’évolution humaine est aussi, par parcelles, le résultat, souvent inconscient, des marques du pouvoir qu’il délègue à ses créations. Comme l’homme a tant gardé du singe dont il descend, il est constitué par la voiture.
Je roule. J’avance parmi d’autres voitures automobiles, des gens assis qui roulent les bras tendus devant eux. Comme moi.
La nature est devenue celle-là même : avancer assis les bras tendus. A tel point que, quand il s’agit de définir un autre représentant de l’espèce utilisant un mode de déplacement moins commun, la redondance devient nécessaire. Comme si, s’agissant pour ainsi dire d’une autre espèce, l’expression annulait la tautologie.
J’ai doublé un cycliste à vélo.
La voiture devenue nature. Le paysage n’étant plus paysage, mais bien flux parsemé de publicités, décor (Un décor, entre les voitures et les camionnettes). Les odeurs, les saveurs, les touchers fabriqués par l’industrie humaine étant censés nous rappeler une autre nature, perdue celle-là.
Je roule en suivant les virages, la paume des mains fermées sur le cercle du volant, les doigts serrés sur le grain d’une peau figée. D’un cuir instantané, au dessin régulier, la trame répétée d’un réseau artificiel, moulé dans une résine de polyuréthane. Doux sous la main. Presque tendre. Sec.
Les polymères, les polyuréthanes, les polychlorures, sont devenus notre quotidien, notre ordinaire. Notre nature. Où nos propres odeurs semblent devenues déplacées, artificielles.
Il prétendait que pour essayer de saisir ce que chacun perçoit, il faut soumettre son analyse à ce que la plupart croient percevoir [...] le général, l’ordinaire, le banal, nous est commun.
Rien que de banal dans ces envies de conduite du narrateur, comme dans son projet de cultiver des framboisiers, comme dans tout ce qui lui arrive, finalement, découverte du fusil incluse. Et pourtant l’aventure est là. Une des rares disponibles à notre époque, certes, mais bien présente. Ou, du moins, possible. A chaque tour de roue, l’éraflure est un danger, la mort se loge sous les pneus. Et la fonction de l’écriture est ici d’en faire surgir, conjointe à sa banalité même, la possibilité d’en sortir qui s’y loge, s’y dissimule. Le défi (dont on ne dira jamais assez à quel point il est magnifiquement relevé chez Pierre Patrolin) est tout entier là, lisible. Comment faire sourdre des brumes du général, de ce commun, cet ordinaire, avec les mots mêmes dont la fonction est de ne pas s’en distinguer, d’y rester confortablement lovée, ce qui s’y loge d’individuel?
Nous roulons tous ensemble.
Pierre Patrolin, L’homme descend de la voiture, 2014, P.O.L.